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Faubourg de Damas, Jobar a connu, lors des premiers mois de la révolution syrienne, en 2011, des dizaines de manifestations pacifiques, réprimées dans la sang. Passée aux mains de l'opposition en novembre 2012 cette ville de la Ghouta orientale est bombardée depuis lors par le régime. Depuis avril 2014, le régime d'Assad, soutenu par des combattants du Hezbollah libanais, multiplie les offensives pour la reprendre, sans succès pour le moment.
J'étais à deux doigts de tomber de la remorque! Nous étions trois, à l'arrière d'un petit pick-up transportant deux énormes marmites de riz cuisiné. A mesure qu'on approchait du panneau annonçant l'unique " Entrée de Jobar ", le conducteur, âgé d'une vingtaine d'années, accélérait comme s'il s'apprêtait à franchir la ligne d'arrivée d'une course de rallye. Nous passions le point le plus exposé de la zone, où les mortiers tombent toutes les cinq minutes, depuis les hauteurs du mont Qassioun. Ce jour-là, ce n'était pas le cas...
La ville d'al Mliha venait de déposer les armes, après 140 jours d'un combat ininterrompu, d'une lutte à la mort afin que les forces d'el-Assad n'y pénètrent pas. Quand ces dernières s'en sont finalement emparées, ce n'était plus qu'un champ de ruines.
Je demande à Abbas : " Au tour de Jobar, à présent?"
" Avec Jobar, ça ne va pas se passer comme ça. Jobar est plus tenace que Moscou !....Aïe! Mes fesses !" me répond le jeune homme de 24 ans, de sa voix aigüe et tranchante à laquelle je me suis habitué avec le temps. La remorque venait de passer un trou d'obus et, après avoir volé dans les airs, Abbas s'était lourdement écrasé sur le châssis métallique.
" Mon grand-père de 97 ans n'y voit plus qu'à moitié et conduit mieux que toi, imbécile ! " crie-t-il au conducteur tout en m'adressant un sourire, la main sur le postérieur : " Tu ne vas pas reconnaître Jobar ! La ville est sens dessus dessous. Les routes qui la traversent changent d'aspect de jour en jour ".
Abbas est Palestinien. Son grand-père a participé à la révolution de 1936 aux côtés des habitants de Douma, en faisant passer des armes et des munitions aux insurgés dans la région d'al Jalil. Pour cette raison, après la Nakba, c'est à Douma qu'il est venu s'installer, et non dans les camps.
Abbas conservait chez lui un coffre contenant tous les documents de la famille : des titres de propriété de leurs terres en Palestine- les malakanat de l'époque ottomane- ainsi qu'une lettre adressée à son grand-père et signée de la main d'Adib Chichakli, qui l'autorisait à travailler et à s'établir avec sa famille en Syrie. Les deux hommes, à l'époque, étaient amis.
Suite à un violent raid aux bombes à vide l'an dernier, le coffre a fini sous les décombres de leur maison. Ce jour-là, j'ai trouvé Abbas comme possédé, en train de chercher le coffre entre les ruines. Il hurlait, les larmes aux yeux : " Maman ! On a perdu la Palestine! ". A compter de ce jour, je ne l'ai plus jamais vu pleurer.
Abbas a quitté le groupe de défense civile qui s'était constitué dans les jours suivant la libération de Douma (à Douma comme dans d'autres villes de la Ghouta orientale libérée, certains activistes ont fondé des unités de défense civile chargées d'éteindre les incendies, de déblayer les amas de ruines et de recenser les victimes) et a rejoint une brigade armée. Le jour de cette décision, il m'a regardé tout sourire, en me brandissant sa kalachnikov sous le nez: " C'est avec ça que je vais protéger ma famille et reprendre ce qui est à moi. Pas avec de vieux papiers jaunis ".
On a dépassé le panneau d'entrée sans s'être pris de bombe, mais couverts d'hématomes dus à la brillante conduite de notre ami qui n'a pas laissé un seul trou, pas une crevasse sans s'y engouffrer allégrement. Sur cette route, la précaution peut en effet signer votre dernier voyage.
Depuis février 2013, j'ai passé beaucoup de temps à Jobar, sans jamais m'en absenter plus de quelques jours. Jobar a beau être un quartier de Damas, tout y est, à mon sens, très différent.
Je n'avais jamais vu le quartier dans cet état ! Ou disons plutôt que je ne l'avais jamais vu changer à ce point, entre deux absences. Je ne reconnaissais plus les lieux. Certes, il était une heure du matin et je n'y voyais quasiment rien, mais je pouvais ressentir l'ampleur du désastre. Des immeubles avaient intégralement disparus, réduits à néant sur le sol.
"Tu vas voir de tes propres yeux et entendre de tes propres oreilles des bombardements qui ne retentissent même pas en enfer"
Me voyant abasourdi, Abbas me dit avec une pointe de fierté: " Attends que le jour se lève, et tu vas voir de tes propres yeux et entendre de tes propres oreilles des bombardements qui ne retentissent même pas en enfer". Nous sommes descendus au sous-sol d'un immeuble. Selon mes souvenirs, il avait un jour compté cinq étages. Il n'en faisait désormais plus que deux.
Le lendemain, je suis sorti de la cave à grand-peine. C'était presque impossible, en raison de l'averse de missiles, d'une intensité comme je n'en avais jamais vu ni entendu de ma vie. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir de l'expérience en la matière.
Nous avons passé la journée dans les soubassements, riant au son des missiles, vacillant sous leurs impacts. Abbas ne cessait de rire et de jurer : " Le fils de pute ! S'il le pouvait, il nous déverserait le ciel sur la tête !".
Le plus grand artisan de luth de la région
Le soir venu, les bombardements se sont atténués, toute proportion gardée. Abbas et ses camarades ont repris possession des lieux. Nous avons marché dans le quartier, passant de ruines en ruines. Comme prévu, Abbas et moi sommes passés voir ce qui était advenu de l'atelier Khalifeh, le plus grand artisan de luth de la région, si ce n'est de la Syrie, établi à Jobar. Si le bâtiment avait déjà été durement endommagé, après cette nuit-ci, il n'existait tout simplement plus.
Je suis retourné à Douma la nuit suivante. Au cours de mes navigations sur Internet, je suis tombé sur une photo de Jobar, la veille, sous les bombes, prise depuis un autre point de Damas...Et j'ai frémi.
J'ai frémi non pas parce que j'ai réussi à sortir de sous les décombres cadrées dans cette photo. J'ai frémi parce que ça m'a rappelé qu'il y avait quelqu'un de l'autre côté ! J'avais oublié qu'il pouvait y avoir quelqu'un qui voit, qui entend, qui réfléchit, rêve et photographie les bombes qui s'abattent sur nous. Quelqu'un qui a ses raisons et ses torts, quelqu'un qui est mon reflet, l'hypothèse d'autrui dans mon existence. Mon engagement me l'a fait oublier, cet autre. J'en étais venu à penser que nous étions seuls au monde ; que la seule chose qui se trouvait de l'autre côté du rivage, c'était la mort. Par roquette, par bombe ou par balle.
Pensez-vous que mes photos, moi qui suis sur la rive d'en face, vous font ressentir quelque chose quand, chez vous, vous les dévorez des yeux ? Est-ce possible, tout absorbés que vous êtes dans vos préoccupations, le tumulte de vos vies ? Cela ne vous fait-il pas, à vous aussi, oublier notre existence?
Capturer la lumière est un jeu dangereux. Cela annule l'hypothèse selon laquelle ce qui a, un temps, reflété les rayons, peut être passé et révolu, parfois en l'espace d'un instant.
J'ai observé la photo un petit moment. A côté de moi, mon appareil au repos dans son étui bien singulier, paraît désormais avoir sa propre personnalité.
" Non, nous ne sommes pas tout seuls. Mais quand la souffrance t'enserre, qu'elle s'abat sur toi, tu n'y vois plus rien. Elle t'accable, et c'est le coeur qu'elle aveugle, mon ami. Mais non, nous ne sommes pas tout seuls.". Ce fut la réponse de Chirko aux pensées dont je lui fis part, alors que nous quittions l'entrée de l'immeuble où nous nous étions réfugiés pour échapper aux bombes qui pleuvaient sur Douma cet après-midi-là, quelques jours après mon dernier passage à Jobar. S'en suivirent trois semaines de tirs sans répit, terrestres et aériens, qui fauchèrent pas moins de huit-cent vies de plus à la ville.
La mort et la destruction fonctionnent exactement comme la loterie. Ma famille, elle aussi, a eu droit à sa part du gâteau. Notre maison a retrouvé son état premier : sans fenêtres, sans portes, de la poussière sur tout et des gravats partout.
Aujourd'hui, quand les gens entendent siffler un avion ou un obus, ils restent à leur place en attendant le fracas de l'impact. Puis ils regardent alentour - ce n'était pas mon tour aujourd'hui, te dis-tu - et les choses reprennent leur cours.
Tu demandes : " c'était pour qui, aujourd'hui ? ", ou tu ne demandes pas...Cela ne fait aucune différence. Ici, dans cette ville, c'est l'arbitraire de la mort. Tu y meurs sans raison, si ce n'est que tu y habites, par contrainte ou par hasard.
J'ai plusieurs fois pensé quitter définitivement Douma... L'exil n'est-il pas devenu l'obsession de tous?
Mais l'idée d'un départ pour une ville aux rues animées, aux routes éclairées, qui ne connaîtrait pas les bombes, m'a terrorisé. J'ai véritablement peur d'une vie tranquille, sans angoisse. Je pense que je ne suis plus tout à fait normal.
Mais la folie n'est-elle pas préférable à une vie d'insouciance, passée les yeux fermés?
Je ne supporterai pas qu'une personne, par légèreté, chemine sans rien porter de ce monde, mauvais au point que tout indique son effondrement prochain.
Je suis gêné à la simple pensée qu'il y ait quelqu'un là-bas- oui, là-bas- où les préoccupations basiques et la mort furtive n'ont pas leur place.
Dormir à même le sol m'est devenu plus confortable que les lits douillets, à l'abri du danger. Je pense donc ne plus être tout à fait normal.
En contemplant mes mains, je me vois me demander ce qu'elles pourraient bien faire dans ce monde-là, elles qui sont passées professionnelles dans le déblayage des ruines, dans le contact du sang...Que trouveraient elles à faire, là où il n'y a ni ruines ni sang ?
Ô mon miroir...Oui, toi qui habites la rive d'en face et observes de l'extérieur mon enfer intime, ton épouvante est bien pire que ma peur. Je considère que c'est toi, bien plus que moi, que visent les bombes. Cette effarante démonstration de force est dirigée contre toi, plus encore qu'elle ne l'est contre moi. Terroriser est un art.
Pourra-t-on un jour se rencontrer sans qu'aucun de nous deux ne perde tout ce qu'il possède de dignité et de désir de vivre?
Je n'en sais rien! Mais je te considère très différent de moi. Comme si tu étais d'un autre monde, que tu venais d'une autre planète.
Je ne sais pas...!
Avant, je nous considérais très proches. Une profonde déchirure nous sépare désormais. Et c'est toi qui demande comment sortir de cet enfer?
Sais-tu ce que l'espoir signifie? Moi, j'ai eu une fois l'occasion de le savoir. C'était un instant vrai.
Ce jour-là, la rue était noire de monde, de tout le monde. On criait, on manifestait, on dansait, on chantait, on courait pour fuir les snippers...
Rien n'est jamais certain. Sans cela, je ne parlerais pas d'espoir...Mais c'est ce qui est incertain, qui est heureux. Et non de fermer, tranquillement, les yeux.
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