OPINIONS
25/09/2013
Comment croire que l'humanité reconnaît encore les Syriens pour siens?

Voilà deux ans et demi que les Syriens se font broyer méthodiquement. Deux ans et demi que nous filmons nous-mêmes les Syriens en train de se faire broyer. Deux ans et demi que le monde regarde nos images sans broncher. Comment croire en l'humanité après ça ? Ou comment croire que l'humanité reconnaît encore les Syriens pour siens ?
La question est pourtant censée avoir été tranchée. Elle l'a été à l'époque des Lumières par un philosophe qui avait pris le surnom de Volney (1757-1820), en hommage à Voltaire. Retrouvant les traces de la Syrie, le philosophe a voulu comprendre comment ce pays, berceau de la civilisation, avait pu tomber dans l'oubli ou la barbarie. Il a alors rédigé un livre qui souligne le rôle déterminant du mode de gouvernement. Pour lui, la Syrie avait sombré à cause du despotisme. Et la France risquait d'en faire autant si elle ne se débarrassait pas de la monarchie absolue.
Le livre de Volney, Voyage en Syrie et en Egypte, est devenu un best-seller en Europe à la veille de la révolution de 1789. Il a été lu comme un plaidoyer des Lumières pour une commune humanité fondée sur le rejet du despotisme. Il a aussi offert une alternative à la pensée unique de l'époque qui supposait l'existence d'une différence de nature entre les hommes d'Orient et d'Occident. Car il en a réfuté les arguments, inspirés par la théorie des climats de Montesquieu, selon laquelle les actions des hommes sont déterminées par le climat et non par le mode de gouvernement.
Mais alors, que s'est-il passé pour que le monde en arrive à croire que c'est un climat inhérent à l'Orient compliqué qui tue les Syriens aujourd'hui, et non le despotisme qui gangrène leur société depuis des lustres ? Et pourquoi l'image médiatique de la Syrie tend-elle à se réduire à des morts sans nom, des vivants qui se réclament d'identités meurtrières, ou d'un despote aux allures de gentleman qui prétend combattre Al-Qaida ?
UN PROBLÈME DAVANTAGE ÉTHIQUE QUE GÉOPOLITIQUE
Il faudrait pouvoir poser ces questions à Volney lui-même. Car le philosophe a renié son universalisme en cautionnant l'expédition d'Egypte et de Syrie, conduite par Bonaparte et Kléber, qui a voulu apporter la civilisation à ces deux pays, alors sous domination turque. Moyennant quoi, les Syriens ont découvert les Lumières à travers une armée d'envahisseurs qui ont rivalisé d'horreur avec les Turcs. Et cette rencontre s'est révélée d'autant plus traumatisante qu'elle s'est soldée par l'assassinat du général Kléber, poignardé par un étudiant syrien.
Il faudrait revenir sur l'histoire de cet étudiant. Car son squelette a été exposé au Muséum de Paris, où il a représenté le premier Syrien moderne aux yeux de l'opinion publique. Et il n'y eut aucun descendant de Volney pour protester contre cette représentation déshumanisante de la Syrie, qui n'a pris fin que dans les années 1980 avec le retrait de ce squelette.
Il faudrait enfin se demander si l'"Orient compliqué" dont parle la presse n'est pas une simple expression euphémisée de la théorie des climats. Car l'adjectif insinue que l'Orient n'appartient pas à la commune humanité en raison de sa singularité. C'est du reste ce que semble dire le père de l'"Orient compliqué", le général de Gaulle, qui justifiait ainsi son refus d'accorder l'indépendance à la Syrie, alors sous mandat français : "Dans l'Orient, dont fait partie la Syrie, on se trouve en présence d'un ensemble de populations généralement arabes qui, avec le caractère très généreux, très remuant, très mobile de leurs populations, ont toujours constitué pour le monde un problème particulièrement délicat."
Or donc, la Syrie constitue un problème pour le monde qui n'est pas tant géopolitique qu'éthique, n'en déplaise aux dirigeants du monde qui peinent à s'entendre sur le dossier syrien. Il s'agit en effet de savoir si on peut continuer indéfiniment à renier les valeurs fondamentales de l'humanité en se racontant des histoires d'Orient compliqué, ou en se faisant peur avec des images de fanatiques au couteau entre les dents. Si on veut vraiment renier ces valeurs-là, autant le faire sans faux-fuyants. Sinon, il ne reste plus qu'une seule chose à faire : aider les Syriens à se débarrasser de leur despote avant qu'il ne soit plus possible de croire en l'humanité.

Collectif Abounaddara (collectif de cinéastes syriens)
Published originally on Le Monde
http://www.lemonde.fr

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